Trois fermes, trois stratégies de financement

Les taux d’intérêt ont grimpé fortement au cours des derniers mois. Vont-ils continuer de monter, se stabiliser ou redescendre? Bien malin qui peut le prévoir. Chose sûre, négocier un emprunt actuellement est plus embêtant qu’à pareille date l’an dernier, alors que les taux se maintenaient à un niveau exceptionnellement bas. Quelle échéance choisir : 1 an, 3 ans, 5 ans, taux variable?

Pour vous aider à y voir clair, voici une description de trois cas types. Nous avons demandé à Jacques DeBlois, directeur principal des relations d’affaires à Financement agricole Canada, d’analyser chaque cas, de formuler une recommandation de financement et d’expliquer comment il en arrive à cette recommandation. Basé en Estrie, Jacques DeBlois est un acteur connu et respecté du domaine du financement agricole, au sein duquel il œuvre depuis plus de vingt ans.

Ferme no 1 : Solidité et prudence

Il s’agit d’une ferme laitière détenant un quota de 115 kilos de matières grasses. Elle appartient à un couple en fin de quarantaine, qui est appuyé par son fils, revenu à temps plein à la ferme à sa sortie de l’ITA et appelé à prendre la relève dans quelques années. D’ici là, aucun investissement majeur n’est prévu à part le renouvellement courant de la machinerie. Construite en 2012 et comportant un salon de traite, l’étable à logettes a déjà été agrandie à mesure que le quota a augmenté.

Ces producteurs sont du « monde à vaches », ils tiennent à être performants partout. À 34 kilos de lait par vache et par jour sur deux traites, la production de lait est bonne, mais pas exceptionnelle. Par contre, l’entreprise est très efficace, car la régie est rigoureuse. Ce sont des gens qui ont le souci du détail. Le même constat est observable dans les prairies dont le rendement se maintient en moyenne à neuf tonnes de matière sèche à l’hectare.

La bonne performance de l’entreprise se reflète sur le taux de charge, un indicateur révélateur. Celui-ci s’élève à 55 % alors que la moyenne québécoise oscille entre 60 et 65 % (sans doute plus près de 65 % ces mois-ci!). Le solde résiduel de l’entreprise la place lui aussi dans le groupe de tête. L’endettement de la ferme se situe, quant à lui, à un niveau moyen, soit 23 000 $ du kilo de quota. Bref, la ferme affiche une bonne santé financière.

Ses propriétaires sont des gestionnaires prudents qui mûrissent longuement leurs projets et qui craignent l’endettement. Ce qui les tracasse en ce moment, c’est que des prêts d’une valeur de 1,5 million $ (sur leur endettement total de 2 645 000 $) devront être renouvelés au cours des prochains mois. Dans le passé, par prudence, ils ont eu tendance à combiner les termes : taux variable, 2 ans et 5 ans. Mais voilà, les taux grimpent et ils pourraient continuer d’augmenter. Ces producteurs se disent qu’il serait peut-être sage d’opter pour un taux de 5 ans afin de se sécuriser. Mais ils hésitent. Le taux de 5 ans qu’on leur propose est de 5 %. La dernière fois qu’ils en ont négocié un, il y a deux ans, il s’élevait à seulement 2,5 %! En comparaison, le terme d’un an atteint 4,25 %. Un point de moins, ce n’est pas négligeable… Et puis, qui sait si les taux ne baisseront pas d’ici cinq ans!

Le commentaire de Jacques DeBlois

Les études démontrent qu’à long terme, le taux variable et celui d’un an s’avèrent les plus avantageux dans 85 % des cas. Cela signifie qu’en général, l’audace paie. Mais pas toujours! Le deuxième produit financier qui gagne le plus souvent, c’est le terme de 5 ans. La question est de savoir quand prendre du 5 ans. Et un peu de chance ne nuit pas…

Depuis la crise de 2008, les emprunteurs ont eu nettement tendance à préférer les taux à court terme. Comme cela fait 14 ans que les taux se maintiennent sous les 3 % à l’exception d’un bref sursaut à la fin de la décennie 2010, on pouvait se permettre d’être audacieux. D’ailleurs, les jeunes emprunteurs d’aujourd’hui n’ont jamais connu de taux d’intérêt élevés, contrairement à leurs aînés.

J’ai l’impression que la fenêtre d’opportunité pour prendre du 5 ans est probablement terminée. On approche du sommet. On semble aussi se rapprocher d’une récession. Or une récession entraînerait probablement une baisse des taux d’intérêt.

Dans ce contexte, je recommanderais donc d’y aller avec un terme d’un an ou avec le taux variable. Comme la ferme jouit d’une situation financière saine, elle peut se permettre d’adopter une approche « agressive ».

Je tiens à souligner que le choix d’un terme de 5 ans comporterait lui aussi une forme de risque. Imaginons que sur les cinq prochaines années, le taux d’un an s’établisse en moyenne à 3,7 %. Si la ferme opte pour le taux de 5 ans à 5 %, cela implique qu’elle devra débourser 19 500 $ de plus par année en intérêts que si elle avait privilégié le taux d’un an. Cela représente près de 10 % de ses paiements!

Il reste à voir si ces producteurs seraient à l’aise avec cette approche. Ils ont toujours privilégié une gestion prudente. S’ils ne sont pas à l’aise, il serait alors préférable d’opter pour des taux de 2 ou 3 ans.

« J’ai l’impression que la fenêtre d’opportunité pour prendre du 5 ans est probablement terminée. On approche du sommet. »

— Jacques Deblois

Ferme no 2 : Une étape clé

L’heure du transfert approche pour ce couple qui vient de franchir le cap de la soixantaine. La date est même fixée : 1er janvier 2023. C’est à ce moment que leur fille, qui est déjà propriétaire de 20 % des parts, acquerra l’ensemble des actifs que ses parents détiennent. Le conjoint de celle-ci conservera son emploi à l’extérieur de la ferme, mais il souhaite éventuellement venir la rejoindre.

L’entreprise est de taille relativement petite : 55 kilos de matière grasse. En réaménageant l’étable, il serait possible de passer à 65 kilos, peut-être même à 70. Cela pourrait se faire moyennant un investissement modeste, car bien que construite dans les années 90, l’étable à attaches demeure fonctionnelle.

Il reste que les installations limitent les performances de l’entreprise. La masse salariale représente 16 % du chiffre d’affaires. Le taux de charge stagne à 63 %.

Un élément positif du portrait, c’est que le niveau d’endettement de l’exploitation n’est que de 900 000 dollars, soit l’équivalent de 16 500 $ par kilo de quota. Consciencieux, les parents et leur fille ont fait des efforts au cours des dernières années pour le faire baisser en prévision du transfert. Précisons que ces emprunts devront être renouvelés dans un mois.

Les actifs de la ferme sont évalués à 3,2 millions $. En tenant compte de la dette et des parts déjà détenues par leur fille, la participation des parents vaut 1 840 000 $. Ceux-ci ont précisé leurs attentes financières relativement au transfert. Ils sont prêts à vendre leur participation à environ 50 % de sa valeur marchande. Ils souhaitent obtenir un versement initial de 500 000 $, un versement de 200 000 $ dans cinq ans et un dernier versement, de 200 000 $ lui aussi, dans 10 ans. Ils offrent de continuer à donner un coup de main dans l’entreprise tout en n’exigeant aucune rémunération. Enfin, ils souhaitent continuer d’habiter leur maison, qui se trouve sur le site de la ferme.

Le commentaire de Jacques DeBlois

Ces producteurs ont fait des efforts dans les dernières années pour réduire leur dette et se préparer au transfert, mais il est clair que l’inflation et la hausse des taux d’intérêt menacent leur projet. En ajoutant 500 000 $ de dette dans le cadre du transfert, l’endettement grimpe à 25 000 $ du kilo de quota. Il ne s’agit pas d’un niveau d’endettement exceptionnellement élevé. Il se situe plutôt dans la moyenne. Mais comme l’entreprise n’est pas très efficace, la situation pourrait être corsée pour la nouvelle propriétaire.

Dans un cas semblable, deux actions sont impératives. D’abord, réaliser une analyse de sensibilité sur la dette totale. C’est vraiment crucial. Cette analyse vise à déterminer le point mort, soit le taux d’intérêt où le solde résiduel de l’exploitation tombe à zéro. Par expérience, sans l’avoir réalisée, je devine que le point mort se trouve autour de 5,5 %. Si la nouvelle propriétaire opte pour le taux d’intérêt 1 an à 4,25 % et que celui-ci augmente par la suite au-delà de 5,5 %, l’entreprise deviendra alors déficitaire et elle se trouvera en péril.

Avec une marge de manœuvre financière si étroite, il faut adopter une approche sécuritaire. Ma recommandation serait d’y aller avec un terme de 5 ans pour le financement de 900 000 $ déjà en place. Ou, à la rigueur, avec un terme de 3 ans si elle trouve le taux de 5 ans trop élevé. Si elle opte pour le terme de 5 ans, j’ai calculé qu’il lui en coûtera 4 500 $ de plus par année en frais d’intérêt comparativement à un terme d’un an. Cela peut paraître beaucoup, j’en suis conscient, mais je le vois comme une police d’assurance. On assure bien nos bâtiments, pourquoi n’assurerait-on pas un transfert?

Compte tenu de la conjoncture où les taux sont susceptibles de continuer de monter, la seconde action impérative est de réserver tout de suite son taux pour le financement de 500 000 $ au lieu d’attendre le 1er janvier prochain. La plupart des institutions financières permettent de réserver un taux jusqu’à 90 jours avant la date où l’emprunt se signera. Si jamais les taux baissent d’ici là, il est possible d’annuler la réservation.
Si je devais résumer en quelques mots ce cas type, je dirais qu’on joue en défense. On veut avant tout protéger les acquis et la réalisation du projet.

Ferme no 3 : Fonceurs comme pas un

Le moins qu’on puisse dire au sujet de ce couple et de ses deux fils, c’est qu’ils ont les nerfs solides. Ils ont réussi à faire grimper leur production de 90 à 230 kilos depuis 2008. Et s’il n’en tenait qu’à eux, ils seraient à 500 kilos dans quelques années. Mais cette expansion accélérée s’est faite au prix d’un passif considérable : 7 150 000 $ de dettes, lesquelles équivalent à 31 000 $ par kilo de matière grasse. Gérer des liquidités très serrées, c’est leur quotidien et ils manifestent une grande tolérance au risque. Depuis toujours, ils réalisent leurs emprunts au taux de 1 an ou à taux variable.

Il faut avouer que l’exploitation est impressionnante. Bâtie en 2008, leur étable comptait initialement deux robots. Un agrandissement en 2017 a permis d’ajouter deux autres robots. On en a d’ailleurs profité pour moderniser les deux premiers robots. Leur expansion a été ponctuée de multiples achats de terre. Ces acquisitions se sont faites à un prix moyen de 15 000 $ l’hectare. Il n’y a pratiquement jamais eu une année sans investissement. Depuis 15 ans, leur endettement oscille entre 28 000 et 34 000 $ le kilo. Détail significatif : ils n’ont jamais eu à demander un moratoire sur le capital de leurs emprunts.

Les résultats technico-économiques sont au rendez-vous. La production de lait frôle les 38 litres par vache par jour. À 62 %, leur taux de charge n’a rien d’exceptionnel, mais cela est compensé par une masse salariale de seulement 8 %, laquelle témoigne d’une grande efficacité du travail. Leur recherche d’efficacité s’observe d’ailleurs dans tous les volets de l’exploitation. Ainsi, la totalité de leurs terres sont maintenant drainées. Un robot d’entraînement vient même d’être installé pour les taures.

Il reste que leur gestion financière serrée et leur endettement considérable les rendent particulièrement vulnérables à la hausse actuelle des taux d’intérêt. Or la totalité de leurs quelque sept millions $ d’emprunts sera à renouveler dans les douze prochains mois. Devraient-ils revoir leur stratégie de financement?

Le commentaire de Jacques DeBlois

Comme dans le cas précédent, une analyse de sensibilité sur la dette totale s’avère essentielle. Il n’est pas difficile de prédire que la ferme n’a aucune marge de manœuvre financière. Autrement dit, si le taux de 1 an continue de monter, elle deviendra déficitaire.

Là s’arrête toutefois la comparaison avec le cas précédent. Dans ce cas-ci, il serait irréaliste de recommander des termes de 5 ans à des producteurs qui ont toujours misé sur du 1 an ou sur le taux variable. Pour acquérir un minimum de sécurité, j’aurais tendance à leur recommander un choix varié de termes : 1 an, 2 ans et 3 ans. Et toujours pour minimiser le risque dans le cas où le contexte économique se détériorerait gravement, j’élaborerais avec eux un plan B. Plan B qui pourrait être une restructuration comportant un réamortissement des prêts à plus long terme. De 14 ans à 18,5 ans, par exemple.

En somme, pour reprendre l’analogie sportive de tantôt, je dirais que l’équipe peut conserver son style de jeu offensif, mais que les attaquants doivent être capables de revenir rapidement soutenir la défense.