Les dépenses dans le collimateur

« L’idée, ce n’est pas d’avoir la dépense la moins chère. C’est d’avoir la dépense la plus rentable. »

Isabelle Grondin et Mario Bourgoin gèrent une exploitation relativement petite. Leur quota se limite à 64 kilos de matière grasse et leurs cultures couvrent 60 hectares. Pourtant, ils maintiennent un taux de dépenses de seulement 55 %. Un tel taux de dépenses n’aurait rien d’exceptionnel si leur quota s’élevait à 350 kilos plutôt qu’à 64. Les grandes exploitations tendent en effet à avoir un taux plus bas que les petites (voir encadré). Mais un taux de 55 % est sans doute enviable pour certaines grandes entreprises.

Le pourcentage de dépenses est un des indicateurs économiques auquel ce couple de Cookshire-Eaton, en Estrie, accorde le plus d’importance. « C’est le premier élément qu’on aime regarder, confie Mario. C’est comme le bulletin scolaire en fin d’année. On aime aussi voir la marge alimentaire parce que c’est le principal poste de dépenses. C’est un bon outil pour faire un suivi. On regarde aussi le solde résiduel. »

Précisons que la production moyenne par vache du troupeau Marisa s’élève à 1,4 kilo de gras par jour. « On a déjà atteint 1,5, mais on calcule que notre marge est meilleure actuellement à 1,4 qu’elle l’était à 1,5, affirme Mario. Notre objectif, ce n’est pas la moyenne à tout prix. On veut qu’il nous reste de quoi dans les poches. D’ailleurs, nos conseillères en gestion affirment qu’il n’y a pas de relation entre la moyenne de lait et le taux de charges. »

Comment parviennent-ils à maintenir un bas pourcentage? Leur performance s’explique par une panoplie de mesures. Ainsi, ils élèvent peu. « On travaille fort sur le nombre de sujets de remplacement, explique Mario. En 2023, 58 % de nos vaches étaient en troisième lactation ou plus. »

« Notre taux de réforme est de 20 %, ajoute celui qui est administrateur au Groupe conseil agricole de l’Estrie. Dans notre analyse de groupe, la moyenne des fermes est à 32 % et les 20 % supérieurs sont à 35 %. »

« Mario fait une bonne partie de l’entretien et des réparations des tracteurs et des équipements, enchaîne Isabelle. Par exemple, quand le mélangeur a brisé, il a remplacé lui-même la vis. »

« Autre exemple, reprend Mario, quand la transmission du nettoyeur a lâché, j’ai démonté le morceau, je suis allé à Coaticook en chercher un neuf et je suis revenu l’installer. »

« Il y a juste pour l’électricité que je suis plus frileux, question assurances, ajoute-t-il. Démonter un moteur électrique pour le faire réparer, d’accord. Mais mettre en place un moteur dans une nouvelle installation, je vais confier ça à un électricien.»

Le producteur de 46 ans se montre aussi débrouillard en construction. L’ajout à l’étable d’une section de 95 pieds par 45, en 2018, s’est fait surtout en autoconstruction. « On a fait faire le béton, dit Mario, mais la charpente, c’est nous qui l’avons montée. » Comprenant huit enclos, cette section loge les taures et les vaches taries.

Le couple a aussi à l’oeil les investissements en équipements. Dans les champs, cela les a incités à opter pour la simplicité. Les 44 hectares de prairie se récoltent uniquement en balles rondes. Le troupeau ne reçoit aucun foin sec. Idem pour la récolte de la paille de la céréale produite sur 16 hectares (du seigle battu à forfait et utilisé sur place). Par ailleurs, plusieurs équipements sont détenus en copropriété : arroseuse, râteau, déchaumeuse, épandeur d’engrais. « En plus, ajoute Isabelle, tous nos tracteurs ont été achetés usagés à l’exception d’un petit. »

Les cultures n’en demeurent pas moins le talon d’Achille de l’entreprise en termes d’efficacité économique. Mario explique : « On a un coût de production des fourrages qui tourne autour de 300 $ la tonne. Même si on a limité la machinerie en étant aux balles rondes, notre taux de charges machinerie est supérieur à la moyenne de notre groupe. » À noter que leurs prairies, qui se composent d’un mélange de luzerne et de dactyle ou de fétuque, fournissent bon an mal an de 6,8 à 7,0 tonnes de matière sèche à l’hectare. Situé dans une zone de 2 350 UTM, le couple fait trois ou quatre coupes par an.

Cela dit, leur objectif n’est pas tant de réduire les dépenses que de les optimiser. Mario poursuit : « L’idée, ce n’est pas d’avoir la dépense la moins chère. C’est d’avoir la dépense la plus rentable. Tu ne peux pas juste dire : je vais diminuer mes dépenses et ça va automatiquement améliorer mon taux de charges. J’ai déjà entendu un conseiller dire : il y a des dépenses qui sont payantes et il y a des économies qui coûtent cher. Demain matin, je peux me dire : ça me coûte environ 4 000 $ pour enrober mes balles, je vais sauver 1 000 $ en achetant un plastique meilleur marché et en faisant deux tours de moins. Mais si j’ai du foin moisi tout l’hiver, je n’aurai pas coupé à la bonne place. »

Une période charnière

Il y a dix ans, l’entreprise affichait un taux de dépenses de l’ordre de 60 %. Puis, celui-ci a décliné pour en arriver ces dernières années autour de 55 %. Cette baisse, tous les facteurs décrits plus tôt y ont contribué. Mais il s’en ajoute un autre qui semble avoir été déterminant : les soins aux vaches en transition.

« On a amélioré la transition, ce qui nous permet de garder nos vaches plus longtemps, dit Mario. J’ai assisté récemment à une journée de formation donnée par la meunerie. On a appris qu’au Québec, durant les 60 premiers jours de lactation, 50 % des vaches ont un problème métabolique relié au vêlage. Le fameux cocktail : fièvre du lait, caillette, acétonémie, rétention placentaire, métrite… »

« On a aussi appris qu’au Québec et en Ontario, 27 % des vaches vont sortir de l’étable avant 60 jours en lait, poursuit-il. Autrement dit, si tu as 100 vaches, une sur quatre va être réformée pendant les 60 premiers jours. »

« Cela veut dire que si la transition est mal faite, les vaches vont sortir davantage », enchaîne Isabelle.

« La transition, c’est une étape charnière, reprend son conjoint. La vache qui a un problème métabolique, quand tu arrives pour la saillir, ça ne va pas bien. Comme l’intervalle de vêlage s’allonge, la vache engraisse plus. Quand une vache est trop grasse, t’as plus de risques de dystocie, de rétention placentaire, d’acétonémie. Comme t’as plus de problèmes au vêlage, t’en as plus aussi après. Ton vêlage de cette année aura peut-être une influence sur celui de l’an prochain. Tout s’enchaîne. »

« Aussi, plus t’as de vaches malades, plus tu jettes de lait, ajoute le producteur. Supposons qu’une vache fait une caillette. Tu traites quatre jours et ensuite tu as six jours de retrait. Donc, tu jettes 10 jours de lait. À 32 litres par jour, tu jettes 320 litres, soit grosso modo trois hectolitres à 90 $, ce qui équivaut à 270 $ de lait jeté. Et ta vache, tu l’as nourrie quand même pendant ce temps-là! » Le couple prépare maintenant une ration spécifique pour ses sujets en transition, soit à partir de 24 jours avant la mise-bas dans le cas des vaches et de 32 jours pour les taures. D’autre part, ces animaux reçoivent un fourrage particulier. « Comme on est en balles rondes, on peut trier notre foin, précise Isabelle. On a des parcelles dédiées aux vaches taries. On y récolte un fourrage composé de mil, brome et fétuque qui est faible en potassium et qui dose autour de 15 % en protéines. Elles ne reçoivent pas de fumier. »

En réflexion

Parents de deux enfants âgés de 10 et 12 ans, Isabelle et Mario se disent actuellement en réflexion quant au développement de leur entreprise au cours des prochaines années. Leur priorité est claire. Mario explique sa vision : « C’est de positionner l’entreprise pour que dans 10 ou 15 ans, si ça se présente, ce soit possible de faire un transfert. Ce serait facile de monter un projet qui rendrait la ferme impossible à transférer. Inversement, peut-être que si on ne fait rien, elle ne sera plus
transférable. »

Grossir ou ne pas grossir? « On aurait assez de terrain pour grossir, mais on est limité par la taille dans les bâtiments, souligne Isabelle. Ils sont à pleine capacité. »

« On a plein d’options pour prendre de l’expansion, enchaîne son conjoint. On pourrait allonger la ligne à lait. On a une fosse à fumier rectangulaire couverte qu’on pourrait transformer en étable pour les taures et construire une nouvelle fosse de plus grande capacité. Ou encore, on pourrait envoyer des taures dans une autre étable ou même les faire élever à forfait. »

« Si on se lance dans les investissements, on va être endettés jusqu’à la retraite, par contre, on va en profiter un peu, ajoute-t-il. On a un bon 15-20 ans devant nous. »

S’ils choisissent de grossir, la perspective de devoir embaucher les préoccupe. « Actuellement, la maind’oeuvre, c’est Mario et moi, précise Isabelle. Plus l’aide de nos deux familles pour nos gros projets. On trouve ça dur de se faire remplacer. Quand l’employé n’est pas tout le temps à la ferme, il ne connaît pas tout ce qu’on connaît. »

« Au fond, on doit peut-être se demander si c’est difficile de trouver quelqu’un ou si le problème n’est pas plutôt qu’on a de la misère à laisser la ferme, confie un Mario introspectif. C’est l’oeuf ou la poule. Peut-être qu’il faudrait prendre l’habitude de faire entrer un employé et le former comme il le faut. » « Pour l’instant, conclut le producteur, on visite des entreprises pour voir ce qui nous conviendrait. »

Un indicateur majeur…qui appelle des nuances

Ce serait une erreur de croire qu’une grande entreprise affiche automatiquement un taux de dépenses plus bas qu’une autre de plus petite taille. Par contre, il demeure vrai qu’en moyenne, les grandes s’en tirent mieux que les petites sur ce plan. Les statistiques à ce propos sont claires. En témoignent celles que présentent les conseillères Mélanie Desrosiers et Sylvie Véronneau, du Groupe conseil agricole de l’Estrie. Leurs statistiques englobent les résultats de quatre groupes conseils. Outre le leur, l’un se trouve dans l’Est de l’Ontario, un autre dans le Centre-du-Québec et un dernier en Outaouais-Laurentides.

En 2022 (données les plus récentes disponibles), les fermes détenant de 30 à 80 kilos de matière grasse par jour affichaient un taux de dépenses moyen de 65 %. Celles détenant de 80 à 100 kilos mg par jour, 63 %, celles détenant de 100 à 200 kilos mg, à 59 % et enfin, celles détenant plus de 200 kilos mg atteignaient un taux de 56 %. (À la lueur de ces statistiques, on réalise pleinement que le taux de 55 % que maintiennent Isabelle Grondin et Mario Bourgoin avec un quota de 64 kilos par jour constitue une très bonne performance.)

Quand les deux conseillères analysent les résultats d’une exploitation, le taux de dépenses est l’un des premiers indicateurs qu’elles mesurent. « Il témoigne de l’efficacité des opérations de l’entreprise », déclare Mme Véronneau. Pour ceux qui ne seraient pas familiers avec le taux de dépenses (aussi appelé taux de charges), précisons qu’on l’obtient en soustrayant des revenus de l’entreprise toutes les dépenses d’exploitation, incluant les intérêts sur la marge de crédit, mais excluant les intérêts sur la dette à moyen et long terme, les amortissements, les salaires et les retraits des propriétaires. Cette méthode de calcul est celle utilisée par tous les groupes conseils agricoles du Québec.

Le taux de charges ne dit pas tout sur la situation financière d’une entreprise. « C’est le premier indicateur qu’on regarde, mais ensuite, on nuance », affirme Mme Desrosiers. « Il ne nous indique pas le potentiel que l’entreprise peut atteindre, explique sa collègue. Supposons qu’un producteur a un taux de charges “correct”, mais qu’en réalité, il produit seulement les deux tiers de ce qu’il pourrait produire avec les bâtiments, les terres et les autres ressources dont il dispose. Alors, quand on regarde le taux de dépenses, on doit aussi se demander : est-ce que le producteur va chercher le plein potentiel? »

Quand vient le temps d’interpréter un taux de charges, les conseillères examinent d’abord les principaux postes de dépenses, à savoir les concentrés et les moulées, puis les fourrages. « À eux seuls, indique Mélanie Desrosiers, les concentrés et les grains produits et consommés à la ferme représentent en moyenne 31 % des dépenses totales prises en compte dans le calcul du taux de charges. »

« Ensuite, il faut regarder les revenus, poursuit-elle. L’entreprise a-t-elle fait son lait? On voit des entreprises qui font 103 % de leur quota. Elles ont profi té de toutes les journées additionnelles et elles ont peut-être aussi fait du rattrapage. Inversement, on en voit d’autres qui sont à 95 % du quota alloué. » Outre le taux de charges, un indicateur auquel les deux conseillères portent une grande attention est le solde résiduel. « Il refl ète la marge de manoeuvre de l’entreprise, décrit Mélanie Desrosiers. Si le solde est négatif, cela indique qu’elle n’a peut-être pas été capable de rencontrer ses obligations fi nancières. Par exemple, elle a pu faire les paiements à la banque, mais peut-être que ses comptes à payer ont augmenté et que ce sont eux qui ont absorbé le manque à gagner. » Taux de charges et solde résiduel ne vont pas nécessairement de pair. Elle donne un exemple : « L’entreprise peut avoir un taux de dépenses très bas, mais si les salaires sont très élevés, elle peut se
retrouver avec un faible solde résiduel. Inversement, tu peux avoir un taux de dépenses relativement élevé, mais comme les salaires sont bas et les dettes sont basses, le solde résiduel est bon et tu t’en tires bien. » L’endettement et les salaires constituent justement deux autres indicateurs que ces conseillères ont à l’oeil. « Si le pourcentage de paiement est de 30 %, il faut que tu sois effi cace sur le taux de charges et sur la masse salariale pour réussir à suivre la cadence », illustre Sylvie Véronneau.