Une luzerne plus « verte » chez le voisin

Des chercheurs d’Agriculture et Agroalimentaire Canada (AAC) et d’universités canadiennes travaillent au développement d’une luzerne plus riche en énergie. Leur but : diminuer l’impact environnemental de la production laitière en améliorant l’utilisation des protéines de la luzerne par les vaches laitières.

L’importance de l’énergie dans l’utilisation des protéines des fourrages

Les microorganismes présents dans le rumen de la vache ont besoin d’énergie pour utiliser l’azote contenu dans les protéines de la ration et synthétiser des protéines microbiennes que l’animal utilisera ensuite pour produire du lait. Quand l’apport en protéines dégradables dans le rumen est élevé, comme c’est le cas pour la luzerne, et que l’énergie de la ration est insuffisante, une partie de l’azote de la plante échappe à la digestion microbienne et peut être rejetée dans l’environnement sous forme d’urée (voir la figure 1). Pour minimiser ces pertes d’azote et assurer une conversion efficace des protéines des fourrages en protéines microbiennes, une quantité suffisante d’énergie doit donc être disponible. On parle alors d’un bon équilibre énergie/ protéine. Les glucides rapidement fermentescibles, comme les sucres solubles, l’amidon, les fructosanes et la pectine, sont les principales sources d’énergie pour les microorganismes du rumen. Il est donc possible de combler ce besoin en énergie par l’ajout, à la ration des vaches laitières, de céréales ou d’autres sous-produits souvent dispendieux. Toutefois, dans le contexte actuel, où les producteurs tentent plutôt de réduire leur dépendance envers les concentrés, il est apparu judicieux à l’équipe scientifique de développer des moyens d’accroitre l’énergie à la source, c’est-à-dire directement dans les fourrages qui composent majoritairement la ration des vaches laitières.

Les moyens d’accroitre l’énergie des fourrages

Depuis déjà plusieurs années, les chercheurs du Centre de recherche et de développement (CRD) de Québec et leurs collaborateurs examinent la question de l’énergie dans les fourrages sous plusieurs angles. Par exemple, en plus de la récolte en après-midi qui augmente la concentration en sucres et en amidon des fourrages, ils ont récemment démontré que l’ajout d’autres légumineuses à la luzerne, comme le trèfle rouge ou le lotier, améliorait aussi l’équilibre entre l’énergie et la protéine des mélanges fourragers.

En parallèle aux méthodes de régie des cultures, l’énergie des plantes fourragères peut être accrue par la sélection génétique. En effet, au Royaume-Uni, des chercheurs ont prouvé qu’il était possible de développer des cultivars de ray-grass vivaces plus riches en énergie. Ils ont également démontré que l’utilisation de ces cultivars riches en sucres dans la ration des ruminants permettait d’augmenter l’efficacité d’utilisation de l’azote par rapport aux cultivars conventionnels. Les vaches nourries avec du ray-grass riche en sucres produisaient du lait avec un contenu plus élevé en protéines et excrétaient moins d’urée dans l’environnement.

Pour la luzerne, peu de travail a toutefois été réalisé en ce sens; les programmes d’amélioration génétique étant surtout orientés vers l’optimisation du rendement et de la digestibilité. Les chercheurs du CRD de Québec ont donc mis au point une méthode de sélection génétique visant à développer une variété de luzerne plus riche en énergie. Pour y arriver, ils ont orienté leurs efforts à augmenter les concentrations en glucides rapidement fermentescibles des tiges de luzerne dont les niveaux de sucres sont plus stables pendant la journée. Leur méthode consiste à sélectionner, parmi des plants vigoureux et offrant de bons rendements, les plants qui présentent les concentrations en énergie les plus élevées dans les tiges. En croisant ces plants, les chercheurs obtiennent une première génération de plants plus riches en énergie, dont les meilleurs d’entre eux serviront comme parents pour la génération suivante… et ainsi de suite. C’est ce qu’on appelle la sélection récurrente.

Les résultats directs et indirects de la sélection génétique

Cette méthode de sélection génétique a été utilisée afin de développer quatre populations successivement « améliorées ». Ces populations, ainsi qu’une population non sélectionnée servant de témoin, ont été évaluées au champ sur trois sites au Canada et/ou en serre dans le cadre d’un projet de recherche d’envergure financé par la Grappe de recherche laitière. Lors des essais au champ incluant les populations issues des trois premiers cycles de sélection, les chercheurs ont observé une augmentation graduelle des concentrations en énergie jusqu’à atteindre 1,4 % de matière sèche, comparativement à la population témoin.

Pour les essais en serre incluant la population issue du 4e cycle de sélection, c’est une augmentation de 4,6 % de matière sèche qu’ils ont mesurée par rapport à la population témoin. La littérature scientifique rapporte que des effets bénéfiques sur les performances animales sont observés dès que l’augmentation en énergie atteint 4 % de matière sèche. Les résultats du 4e cycle sont donc très prometteurs!

La figure 2 illustre les composantes de valeur nutritive des plantes fourragères et leur interrelation. Lorsqu’une composante est modifiée, comme l’énergie (pointillé blanc), ce changement se répercute inévitablement sur une ou plusieurs autres composantes, car la valeur nutritive est exprimée sur la base d’une quantité définie de matière sèche. Dépendamment de leur intensité, certains de ces effets indirects  peuvent être vus d’un bon oeil, par exemple dans le cas d’une diminution de la fibre, ou d’un moins bon oeil, par exemple si on note une diminution de la protéine.

Dans cette étude, l’accroissement de l’énergie de la luzerne a entrainé une diminution de la concentration en fibres, avec pour conséquence une meilleure digestibilité in vitro de la matière sèche pour les populations issues des cycles 3 et 4. Le taux de protéines brutes de la luzerne n’a pas été affecté négativement par la sélection génétique. Un meilleur équilibre énergie/protéine a donc été obtenu suite à 3 ou 4 cycles de sélection génétique. De plus, il est important de souligner que la sélection n’a pas affecté les rendements annuels de ces nouvelles populations, qui étaient comparables à ceux de la population témoin.

Le devenir de la luzerne « améliorée » dans le rumen et pour les fermes

Dans le cadre de cette même étude, des incubations in vitro ont été réalisées. Ces incubations consistent à reproduire, en laboratoire, les conditions qui prévalent à l’intérieur du rumen pour simuler les processus de fermentation et de dégradation ruminales des nutriments. L’objectif était de déterminer si la luzerne présentant un meilleur équilibre énergie/protéine menait à une utilisation plus efficace de la protéine par les microorganismes du rumen, tel que ce qui est observé chez le ray-grass. Comme les populations de luzerne « améliorées » n’étaient pas disponibles au moment de réaliser ces essais, des populations présentant des concentrations d’énergie fermentescibles élevées, développées dans des projets antérieurs, ont été utilisées. Les résultats des incubations in vitro sont clairs : les populations plus riches en énergie ont favorisé la synthèse de protéines microbiennes et ont réduit la concentration en ammoniac (NH3) du liquide ruminal.

Au cours des prochaines années, les chercheurs prévoient réaliser des incubations in vitro supplémentaires et, idéalement, des essais in vivo chez la vache laitière, en utilisant des fourrages de luzerne améliorée suite à 4 cycles de sélection génétique. Ces prochaines étapes permettront d’évaluer l’efficacité d’utilisation de la protéine par des vaches laitières nourries spécifiquement avec cette luzerne améliorée. Les chercheurs poursuivent donc leurs travaux, en laboratoire et au champ, pour développer une luzerne plus riche en énergie dans le but de réduire l’empreinte environnementale de la luzerne, cette culture pérenne omniprésente dans les fermes laitières.