Le bilan carbone dans la mire

« J’ai embarqué dans le projet Agriclimat pour savoir où on est rendus en matière d’émissions de gaz à effet de serre. »

La Ferme Rodovanel est typique de nos entreprises laitières. Soixante-douze vaches en lactation. Un quota de 90 kilos par jour. Deux cent dix hectares en culture partagés entre des prairies de luzerne-graminées, le maïs fourrager, le maïs-grain, le soya, des céréales d’automne et de printemps et des pâturages pour les taures et les taries.

Cette exploitation de Chesterville, dans le Centre-du-Québec, est l’une des 12 fermes laitières qui ont réalisé leur bilan carbone dans le cadre du projet Agriclimat. Le site web du projet explique qu’il s’agit d’« une démarche initiée par les producteurs et productrices agricoles du Québec dans le but de mieux comprendre les effets des changements climatiques en agriculture et de mettre en œuvre les meilleurs moyens d’y faire face ». Les fruits de l’analyse du bilan carbone des 12 fermes ont été présentés lors du dernier Symposium sur les bovins laitiers, qui s’est tenu en novembre 2022.

« J’ai embarqué dans le projet Agriclimat pour savoir où on est rendus en matière d’émissions de gaz à effet de serre », dit Robert Rossier, un copropriétaire de la Ferme Rodovanel. Celui-ci a témoigné de son expérience lors du symposium. Réaliser un bilan carbone constitue une opération relativement complexe. Sylvestre Delmotte, l’agronome-consultant en agroenvironnement qui a établi les 12 bilans avec l’appui de différents acteurs, explique qu’il faut prendre en compte à la fois les émissions directes et les émissions indirectes de GES.

Il existe plusieurs sources d’émissions directes. Les plus importantes sont celles produites par la fermentation entérique, c’est-à-dire le méthane résultant de la digestion des bovins. S’y ajoutent les émissions provenant du fumier ainsi que celles provenant du sol. Au sujet de ces dernières, M. Delmotte précise qu’on s’intéresse en particulier au protoxyde d’azote, un gaz à effet de serre possédant un pouvoir de réchauffement environ 300 fois plus élevé que celui du CO2! Les émissions indirectes sont celles produites lors de la fabrication des intrants qu’elle utilise. On pense ici notamment à la production des aliments, à l’énergie consommée et aux engrais minéraux.

Pour établir un bilan carbone, il faut ensuite soustraire de ces émissions le carbone que la ferme séquestre ou capture. Les sols peuvent capter du carbone tout comme les bandes et les haies riveraines.

La fermentation entérique est responsable à elle seule de 44 % des émissions de GES des 12 fermes laitières à l’étude dans le cadre d’Agriclimat.

Le portrait des émissions et de la séquestration

Robert Rossier a pu apprendre que son entreprise émet au total 1,10 kilo équivalent CO2 par kilo de lait produit (le lait est corrigé pour le gras et la protéine). Il fait un peu mieux que l’ensemble des 12 fermes, qui atteint en moyenne 1,12 kg éq. CO2/kg lait.

On observe des écarts importants d’une ferme à l’autre: le résultat le plus faible est de 0,87 et le plus élevé, de 1,32. Comme on pouvait s’y attendre, la fermentation entérique mène le bal avec 44 % des émissions. Les sols émettent moitié moins de GES, soit 22 %. La gestion des fumiers suit avec 16 % et la fabrication des aliments, avec 10 %. L’énergie et la fabrication des engrais ne représentent que de petits pourcentages.

En matière de séquestration, la Ferme Rodovanel affiche un résultat presque nul, soit 0,02 kg éq. CO2/kg. C’est tout de même mieux que la moyenne des 12 exploitations, dont les sols émettent du carbone au lieu d’en capturer à raison de 0,05 kg éq. CO2/kg lait. Ici aussi, Sylvestre Delmotte signale l’existence de grands écarts entre les fermes. La plus «performante » séquestre 0,56 kg éq. CO2/kg lait alors que le moins bon résultat consiste plutôt en une perte de 0,83 kg éq. CO2/kg lait. « Dans nos 12 fermes, ajoute Sylestre Delmotte, on en a cinq qui perdent du carbone de leur sol, trois qui sont à peu près à l’équilibre et quatre qui séquestrent du carbone. »

Robert Rossier mentionne que de prime abord, il a été surpris que ses sols – des loams limono argileux – capturent aussi peu de carbone. C’est qu’il avait toutes les raisons de s’attendre à un meilleur résultat. Il pratique le semis direct depuis une vingtaine d’années. De plus, il sème des plantes de couverture en intercalaire comme en dérobée. Tous ses champs sont couverts à l’année depuis trois ans. « Il faut nourrir le troupeau qu’on a sous nos pieds! », lance-t-il.

En outre, le producteur applique une rotation longue comprenant dix années de prairie entretenue par sursemis suivies de dix autres années en cultures commerciales. Pour leur part, ses pâturages sont permanents et font l’objet d’un entretien par sursemis eux aussi. « Mon problème, c’est que le verre est déjà plein, explique-t-il. La teneur en matière organique de nos sols s’élève à 6 %! Mais j’ai confiance qu’on peut quand même faire mieux. »

Le bilan

Une fois les quantités de CO2 émises et séquestrées évaluées, on a tout en main pour calculer le bilan carbone. Celui de Robert Rossier atteint 1,08 kg éq. CO2/kg. « Sur une année de production, à l’échelle de la ferme, les émissions sont équivalentes à un vol aller-retour Montréal-Paris de 500 personnes », illustre le producteur.

Pour l’ensemble des 12 fermes, le bilan carbone se situe à 1,17 kg éq. CO2/kg. Compte tenu des écarts observés entre les entreprises tant pour les émissions que pour la séquestration, on ne s’étonnera pas que le bilan varie énormément d’une ferme à l’autre : le plus faible s’élève à 0,36 kg éq. CO2/kg alors que le plus haut atteint 1,94.

Un scénario pour le court terme

Ce qui nous amène à la grande question : comment améliorer son bilan carbone? On se rappelle que les Producteurs laitiers du Canada se sont donné comme objectif l’atteinte de la carboneutralité d’ici 2050. « On a vérifié ce qui s’est fait ailleurs dans le monde et qui serait applicable ici dans nos entreprises, indique Sylvestre Delmotte. Cela nous a permis d’identifier une trentaine de pistes potentiellement applicables. »

« En tenant compte des coûts et de l’efficacité, ajoute-t-il, on a élaboré deux scénarios pour la Ferme Rodovanel. Le premier scénario comprend des actions réalisables à court terme. Le second propose des pistes plus ambitieuses. »

Dans le premier scénario, une première piste consiste à réduire le nombre de sujets de remplacement. « Cela, précise-t-il, se traduirait par moins de fermentation entérique, moins de besoins en alimentation et moins de fumier produit.» C’est une piste sur laquelle Robert Rossier travaille déjà. « On élève moins d’animaux qu’avant, poursuit le producteur. On a actuellement 75 sujets de remplacement pour un total de 90 vaches en incluant les taries. Il serait possible de baisser à 55 ou 60 sujets de remplacement. Je dois avouer toutefois que ça reste parfois difficile d’arriver devant une vache à laquelle on est attaché et de dire : on n’élève plus avec celle-là. On travaille toujours un peu avec notre cœur. »

Dans ce scénario, une deuxième action consiste à retarder la vidange de la fosse à fumier au printemps. « Dans nos conditions climatiques, la température du fumier au printemps est basse, explique l’agronome. Retarder la vidange permettrait théoriquement de réduire de 14 % les émissions de méthane du fumier, ce qui est intéressant. » Robert Rossier est moins à l’aise avec cette mesure : « On vide notre fosse au printemps et à l’automne. Jamais entre les coupes parce que cela risque d’augmenter le taux de cendres dans les fourrages. »

Sylvestre Delmotte a calculé que si la Ferme Rodovanel appliquait ces deux mesures, ses émissions passeraient de 1,10 à 0,94 kg éq. CO2/kg lait, ce qui représente une baisse de 15 %. « Par contre, dit-il, en abaissant le nombre de sujets de remplacement, on aura besoin de moins de fourrages. Cela aura pour effet de réduire légèrement la séquestration du carbone. »

 

Semis de maïs sur couvert de blé et trèfle incarnat. Robert Rossier fait largement usage des plantes de couverture.

Un deuxième scénario plus ambitieux

L’agronome a ensuite ébauché un second scénario, celui-là nettement plus ambitieux: « On a d’abord regardé si on pouvait ajouter du gras dans la ration. Avec plus de gras, on émet moins de méthane. Malheureusement, il s’avère que la ration de Robert est déjà très équilibrée et on ne pourrait ajouter de gras sans risque pour les animaux. »

« On a aussi regardé si on pouvait améliorer la qualité des fourrages, poursuit-il. Mais sur la base des résultats d’analyse de la ration, il n’y avait pas de possibilité non plus de ce côté. »

Le spécialiste s’est ensuite demandé si ce serait une bonne idée qu’il y ait plus de fourrages dans la ration. « D’une part, cela permettrait de réduire les quantités de suppléments achetés, et donc leurs émissions de carbone, affirme-t-il. D’autre part, cela obligerait à augmenter les superficies en prairies et on séquestrerait donc plus de carbone. »

« Au final, conclut-il, en servant davantage de fourrages, on pourrait maintenir la production de lait tout en abaissant le coût d’alimentation de 15 %, ce qui constituerait un avantage intéressant. Cependant, compte tenu de l’ensemble des effets positifs et négatifs mentionnés, une augmentation de la quantité de fourrages entraînerait une amélioration du bilan carbone d’à peine 3 %. »

Les autres actions incluses dans ce scénario ambitieux sont qualifiées par l’agronome d’« artillerie lourde ». L’une d’elles est l’utilisation d’additifs alimentaires. Des additifs comme le 3 NOP sont déjà utilisés dans d’autres pays, mais ils ne sont pas encore homologués au Canada. « Avec ces additifs, selon la littérature, on peut s’attendre à une réduction des émissions liées à la fermentation entérique de l’ordre de 38 %», fait-il savoir, ajoutant: «Il y a aussi toutes les actions en sélection génétique qui permettraient des réductions des émissions de l’ordre de 16 %. »

Une autre piste serait de faire appel à des additifs servant à acidifier les fumiers. Ces produits laissent entrevoir une baisse des émissions des fumiers de l’ordre de 22 %. Toutefois, leur coût s’avère prohibitif. Mais il y a une lueur d’espoir. « Selon une étude récente, dit Sylvestre Delmotte, il serait aussi possible d’acidifier le fumier avec de l’acide sulfurique. Pour l’entreprise de Robert, cela entraînerait une dépense de 2 500 $ tout en permettant de réduire les émissions estivales du fumier de l’ordre de 88 %. C’est plus raisonnable comme coût que les additifs spécialisés même si 2 500 $ représente un montant significatif. »

On a aussi cherché des solutions dans les sols en s’intéressant notamment aux engrais minéraux. « Robert utilise du nitrate d’ammonium calcique, une formule considérée comme relativement efficace pour limiter les émissions de GES, indique l’agronome. Pour aller plus loin, on pourrait lui proposer d’utiliser l’urée avec des inhibiteurs d’uréase et de nitrification, ce qui permettrait selon la littérature de réduire les émissions de protoxyde d’azote de 38 %. Mais là aussi, il y aurait un coût qui serait d’environ 1250 $ à l’échelle de l’entreprise. »

Sylvestre Delmotte a calculé qu’en combinant toutes ces actions, le bilan carbone de la ferme baisserait à 0,58 kg éq. CO2/kg lait, ce qui correspond à une diminution totale de 48 %. C’est une baisse très appréciable, mais on reste encore loin de la carboneutralité. C’est pourquoi l’agronome a poursuivi son exploration en analysant deux autres actions théoriquement réalisables. D’une part, épandre 200 tonnes de boues papetières. « Cela correspondait à la séquestration de 10 tonnes de CO2 de plus à l’échelle de la ferme, calcule-t-il. Toutefois, ça retrancherait seulement 0,03 kg éq. CO2/kg lait. »

La deuxième action mériterait d’être qualifiée d’extrême. « Plantons des arbres! lance Sylvestre Delmotte. Pour atteindre la carboneutralité, il faudrait planter 32 kilomètres de haies, soit 10 000 feuillus et 6000 conifères. » On peut comprendre l’air ahuri de Robert Rossier devant ce « contrat ».

Le producteur utilise un équipement de précision porté pour faire des semis et des épandages. « Cela nous a aidés à réduire de 30 % nos doses de fertilisants dans le maïs », affirme-t-il.

Un plan de match

Lorsque nous avons rendu visite à Robert Rossier en janvier dernier, il s’apprêtait à rencontrer l’agronome pour définir un plan de match. Son désir d’améliorer le bilan carbone de son exploitation demeure bien réel. Reste à voir quelles mesures seront envisageables au plan financier comme au plan technique. « Tout le travail fait jusqu’à maintenant est théorique, souligne Sylvestre Delmotte. On va maintenant se demander avec nos producteurs ce qui est faisable et durable. Chaque entreprise constitue un cas particulier. »

« Je pense que le plus important dans l’immédiat, c’est d’abaisser le méthane des vaches, juge Robert Rossier. Si on pouvait valoriser les additifs alimentaires déjà autorisés dans d’autres pays, ce serait l’idéal. Par ailleurs, je n’écarte pas la possibilité d’utiliser un additif dans le fumier. »

« Si chacun cherche à s’améliorer plutôt qu’à atteindre immédiatement la carboneutralité, ce sera déjà ça d’acquis », conclut le producteur.